Bal tragique à Wall Street, diagnostic vital engagé pour la démocratie libérale ?

Il faut qu'on parle de GameStop.

Et il faut qu'on parle de la réaction de Wall Street à GameStop.

Il y a 13 ans, une crise financière majeure provoquée par les dérives du secteur bancaire (#subprime) est à l'origine une crise économique majeure qui ébranle les économies occidentales pendant plusieurs années. Des gens sont licenciés, mis à la rue, des pans complets de l'économie réelle détruits, et certains pays mis au bord de la faillite par l'onde de choc. Quelle punition pour l'industrie bancaire ? Pas grand chose, si ce n'est rien. Une petite tape sur la main, des plans de sauvetage chiffrés en milliards, et une régulation réduite à peau de chagrin, rapidement écartée. Et en récompense, toujours des places de choix pour conseiller la politique économique des plus grands États.

Voilà pour le contexte, version (The Big) short

Maintenant GameStop. 

Plus précisément, ce qu'il vient de se passer avec le cours de GameStop (un bref rappel des faits ici). La rencontre des traders amateurs made in Robinhood et de Reddit a donné un cocktail explosif et fait perdre beaucoup d'argent à quelques fonds d'investissement (les pauvres) qui avait parié sur la faillite de la compagnie avec des ventes à découvertes (on peut penser ce qu'on veut de ce procédé (et on peut penser ce qu'on veut de ce qu'Elon Musk pense de ce procédé)). Surtout, cette rencontre entre ces deux populations semble réussir là où un mouvement comme Occupy Wall Street - lancé pourtant en réponse immédiate à la crise de 2008 - avait échoué : créer une brèche dans la cuirasse de la bourse et la finance. Et l'ironie est d'autant plus belle quand on se rend compte qu'ils y sont parvenus en retournant contre eux leurs propres outils

Puis vient la réaction de Wall Street à GameStop.

Car telle l'hydre, qui quand on lui coupe une tête, en voit deux repousser de aussitôt, le système financier ne se laisse pas abattre si facilement. L’accès des actions de GameStop (et quelques autres) a été bloqué hier sur les sites de courtage amateurs Robinhood, E-Trade ou Interactive Brokers, constituant une entrave évidente au marché libre qui est pourtant l'argument principal sur lequel la finance justifie ses excès depuis 40 ans. Les petits porteurs se sont trouvés incapables d’accéder à leur portefeuille, et l’action de GameStop, après avoir pris 40 % en cours de séance, a fini sur un recul de 44 %. 

Cet épisode vient confirmer que, décidément, le néo-libéralisme financier n'a plus de libéral que le nom. Comme l'a commenté le sénateur démocrate Sherrod Brown, président de la Commission des affaires bancaires : "Les gens de Wall Street ne se soucient des règles que lorsque c’est eux qui sont frappés. Les travailleurs américains savent depuis des années que le système à Wall Street est cassé, ils en ont payé le prix. Il est temps pour la SEC et le Congrès de faire en sorte que l’économie fonctionne pour tout le monde, pas seulement Wall Street". Mais l'absence de réponse de La Maison Blanche à l'heure actuelle laisse peu optimiste quant à une volonté de faire évoluer les choses de manière trop rapide (d'autant plus quand la plupart des conseillers du Président sont des anciens de l'industrie). Comme pour 2008, difficile d'imaginer le législateur mettre en place de vrais régulations.

Cet événement - et l'absence de réaction des décideurs - peut-il avoir des conséquences plus politiques, que simplement (re)révéler les dysfonctionnements structurels des marchés financiers ? A l'heure de la polarisation (voire de la sécession) entre une classe dominante libérale-mondialisée et le reste de leur concitoyens dans les démocraties occidentales, ce dévoiement des règles du jeu pour conserver leur position forte vient apporter un soutien de poids aux tenants de l'analyse d'une transformation autoritaire du libéralisme dans sa gestion du pouvoir. D'autant plus que cet épisode se cristallise sur un sujet potentiellement rassembleur pour les populistes de gauche (qui voient en Wall Street et la finance l'ennemi ultime) et les populistes de droite (pour qui Wall Street est une de ses institutions qui volent le pouvoir au peuple). Et rend de plus en plus proche l'affrontement avec l'extrême centre.

Le problème c'est que si rien n'est fait pour limiter le pouvoir de l'institution financière, le répertoire d'actions possibles d'opposants désespérés et de plus en plus persuadés d'être dans leur bon droit va rapidement se trouver très limité. Battre la finance sur son propre terrain ? Impossible, GameStop vient montrer que les dés sont truqués. Retenter l'opposition pacifique ? Occupy Wall Street a validé la (non) efficacité de l'approche. Par les urnes ? Aux USA, les prochaines élections sont dans 4 ans, c'est loin. Non, l'option de la dernière chance des gens désespérés, on la connaît c'est la violence physique. On l'a vu il y a 2 ans en France avec les gilets jaunes, on l'a vu il y a 2 semaines au Capitole, on l'a vu il y a 2 jours dans les nuits hollandaises. 

La "polémique" GameStop sera-t-elle l'étincelle qui provoquera une (r)évolution des mentalités vis-à-vis des dérives du néo-libéralisme ? Rien n'est moins sûr. Mais il est certain qu'elle est un doigt d'honneur de plus envoyé à la face de "ceux qui ne sont rien" et qui n'ont rien - et surtout pas les règles - et qui pourraient un jour décider que c'est à leur tour d'avoir le pouvoir.

 

ARMAND NOURY, DIRECTEUR DE CLIENTÈLE