"La cause féministe sera-t-elle bientôt obsolète en France ?"

Les Français.es n’ont jamais été aussi féministes. Selon un sondage CSA réalisé en octobre 2021, elles.ils seraient près de 7 sur 10 en France à s’identifier comme féministes. Un chiffre record qui a fortement progressé ces dernières années, les Français.es n’étant que 52% en 2016 et 54% en 2019. Un véritable cap semblerait ainsi avoir été franchi dans la société française, qui dénote avec la situation d’autres pays du monde où les droits des femmes regressent, à l’image de l’Afghanistan depuis le retour des Talibans en août dernier ou de la Pologne qui est revenue sur le droit à l’avortement en 2020.

Alors que dans quelques semaines les Français.es pourraient élire pour la première fois de leur histoire une femme Présidente de la République, peut-on supposer que la majorité croissante de féministes en France va mettre un coup d’accélérateur sur l’atteinte de l’égalité entre les femmes et les hommes ? Allons-nous alors être bientôt témoins de l'obsolescence de la cause féministe en France ?

Des apparences féministes trompeuses : la société française doit encore effectuer sa mue 

Le sondage CSA qui révèle la forte progression du féminisme en France met également la lumière sur l’écart de perception entre les femmes et les hommes sur leur quotidien : alors que 62% des hommes n'ont aujourd’hui pas le sentiment d'être mieux traités que les femmes, seulement 10% des femmes se sentent leurs égales. Ces résultats amènent Julie Gaillot, directrice du pôle society de CSA, à penser que, malgré les revendications féministes grandissantes, la prise de conscience sur les comportements distincts en France à l’égard des femmes et des hommes est discutable. Pour elle, ce paradoxe résulte du fait qu’il y aurait désormais "une forme de pression sociale, une injonction à se déclarer féminste". Serait-on alors plutôt entré.e.s dans l’ère du feminism-washing ?

C’est de cela que certain.e.s accusent le gouvernement Macron. Revendiquée comme grande cause nationale, l’égalité femmes-hommes prend notamment la forme pendant son mandat d’une présence plus importante de femmes à l’assemblée nationale (38,5% en 2017 vs. 29,6% en 2012), ainsi qu’au gouvernement. Ces avancées cachent cependant des inégalités de traitement entre les femmes et les hommes : malgré des gouvernements paritaires, seules deux femmes ont accédé à des ministères régaliens et aucune n’est devenue Première Ministre (la France ne comptabilise toujours qu’une seule femme Première Ministre, Edith Cresson, en 1991). Mariette Sineau, docteure en sciences politiques, s’étonne que “le Président préfère s’entourer d’hommes quand il s’agit de choisir ses conseiller.ère.s les plus proches. C’est curieux quand on sait à quel point il est soucieux des symboles”. Serait-ce qu’il ne se rend pas compte des inégalités qu’il perpétue au travers de ses choix ou encore que certains préjugés viennent brouiller son jugement ?

Le plafond de verre du féminisme demeurera tant que les Français.es n’auront pas pris conscience de leurs biais sexistes 

Un grand nombre d’inégalités et de stéréotypes genrés passent inaperçu.e.s dans notre quotidien : le masculin l’emporte sur le féminin lorsque nous parlons, les vêtements et les jouets que nous offrons sont à dominance rose pour les filles et bleus pour les garçons, ou encore le maquillage est destiné aux femmes pour réhausser leur beauté, alors que les téléphones portables sont conçus pour tenir dans les mains des hommes. D’après la neuroscientifique Gina Rippon, nous vivons dans un monde genré qui crée des cerveaux genrés. Cela forge une culture où sont acceptés les mythes tels que les garçons sont meilleurs en science tandis que les filles sont meilleures pour prendre soin des autres. 

Parce qu’elles sont tellement ancrées dans la vie courante, il nous est difficile de pointer ces inégalités du doigt, de reconnaître qu’elles se déroulent dans notre environnement proche, encore moins de prendre conscience que nous y contribuons. C’est ce que Elisabeth Kelan, professeure et chercheuse associée à l’université d'Essex, appelle la “gender fatigue” : même si nous pouvons admettre qu’il existe encore certaines inégalités entre les femmes et les hommes dans la société, nous nions qu’elles puissent se produire devant nos yeux. Les conséquences de ces inégalités quotidiennes sont pourtant encore très tangibles dans toutes les sphères de notre société. En France :

  • Seules 14 des 120 plus grosses entreprises françaises cotées sont dirigées par des femmes.
  • Les femmes sont surreprésentées dans le secteur du soin (ex : plus de 95% des assitant.e.s maternel.le.s, des employé.e.s de maisons, des aides à domicile et des aides ménagères) tandis qu’elles ne constituent que 23% du corpus dans les métiers du numérique.
  • Les femmes actives ont plus souvent des postes à temps partiel (30% vs. 5% des hommes actifs), leur principal motif étant de prendre soin de leurs enfants ou parents (48% des femmes vs. 14% des hommes à temps partiel).
  • Les femmes pratiquent davantage le sport de manière encadrée ou en club (respectivement 53% et 35% vs. 44% et 32% pour les hommes) mais participent moins à des compétitions (16% vs. 31% des hommes).
  • Les femmes consacrent en moyenne 3h26 par jour aux tâches domestiques contre 2h pour les hommes.

 

Et si les entreprises étaient les mieux positionnées pour mener la bataille culturelle féministe ?

 

Afin de tendre vers l’égalité entre les femmes et les hommes, il faudrait avant tout faire prendre conscience aux Français.es des biais sexistes qui existent dans leur vie courante, du rôle de chacun.e d’entre nous dans leur prolongation, puis leur proposer des solutions concrètes et pragmatiques pour briser cette chaîne inconsciente de créations d’inégalités. Une telle mission nécessiterait d’avoir une grande proximité avec les citoyen.ne.s et de mener des actions régulières à court, moyen et long termes. 

Et si cette bataille culturelle féministe étaient enclenchée par nos entreprises ? Elles sont les uniques agents de la société française à pouvoir se prévaloir de la combinaison relation étroite avec les citoyen.ne.s associée au facteur temps. En effet, elles entretiennent une forte proximité avec leurs salarié.e.s et leurs client.e.s (en BtoC comme en BtoB) et ont une force de frappe dans la durée, car, contrairement aux politiques ou associations, leurs actions ne sont ni limitées par une direction sous mandat, ni par une dépendance à des subventions externes. 

Un autre facteur déterminant dont les entreprises disposent est l’intérêt d’agir pour l’égalité femmes-hommes. Au-delà de la motivation morale qu’elles pourraient éprouver, de telles actions engendreraient pour leurs organisations des bénéfices à la fois d’image, financiers et économiques. Elles seraient un argument décisif auprès de leurs client.e.s, les campagnes non-stéréotypées produisant, selon l’association Les Lionnes en 2019, des retours sur investissement de plus de 25% ; auprès de leurs salarié.e.s qui, selon une étude du média spécialisé Parlons RH en 2021, seraient plus fier.ère.s et fidèles à une entreprise engagée dans une démarche RSE ; et pourraient améliorer leur croissance, Mckinsey & Company ayant remarqué une corrélation positive entre la diversité du top management et la performance économique des entreprises.

Mais ces arguments, qui nécessitent de se projeter dans l’avenir, sont-ils suffisants ? Et si, à l’image de la Loi Copé-Zimmermann qui a permis de faire progresser la représentation plus équilibrée des femmes et des hommes dans les conseils d’administration des moyennes et grandes entreprises, des changements normatifs venaient accélérer le mouvement au sein des entreprises ? La Loi Rixain adoptée en décembre dernier s’inscrit dans cette optique, instaurant des quotas paritaires notamment dans les postes de direction des entreprises de plus de 1000 salarié.e.s. Le changement législatif serait-il également un outil pour insuffler une mutation à tous les niveaux et pour toutes formes d’entreprises ?

 

SOURCES

EMILIE LEVY, DIRECTRICE DE CLIENTÈLE