République des privilégiés : et si nous étions les vrais séparatistes ?

Avouez-le : vous aussi, au lendemain de l’invasion du Capitole par des soutiens de Trump de tous poils, vous avez donné dans le commentaire de comptoir avec vos collègues. Vous aussi, vous avez raillé ces scories sous-éduquées de l’Amérique blanche, les soupçonnant au passage de ne pas être conscientes de la gravité de leur acte, de la signification du drapeau des Confédérés qu’elles arboraient fièrement dans leur funeste défilé ; ou pire, d’en être conscientes et d’y souscrire par bêtise, par mécompréhension totale du monde tel qu’il est, et tel qu’il devrait être. Et avouez-le : il y a quelque chose d’étrangement réconfortant à commenter entre « sachants » la dérive de ceux qui ne savent pas.

Ils ne sont pas de l’humanité ordinaire, non, ce sont les séparatistes de la beaufitude docile : ceux qui ont quitté le ventre mou de cette classe moyenne qui aspire gentiment à avoir ce que la classe dominante a, pour rejoindre de façon aléatoire n’importe quel mouvement qui prônerait le renversement de l’ordre établi, l’extrême gauche, l’extrême droite, une communauté religieuse fondamentaliste, une secte avilissante. Des faibles d’esprit, perméables à tout type de populisme, de la dernière théorie du complot à la promesse d’un monde forcément meilleur, puisque différent.

La lie de notre société.

Alors on s’est tous dit : « mais on a les mêmes chez nous ! », jouant à se faire peur, empilant nos images d’Épinal des supposés perdus pour la société. Les Gilets Jaunes qui n’ont pas su s’arrêter à temps ; ceux qui croient qu’on vaccine pour pucer ; ceux qui ont trop vite fait confiance à Raoult ; ceux qui brandissent le « on ne peut plus rien dire » comme principal argument dans les débats ; ceux que l’on aime imaginer sans âge, sûrement un peu bedonnants de malbouffe choisie, vivant en banlieue de Vitry-le François, faisant une collection de nains de jardin atroces, attendant goulûment l’heure de TPMP, se vautrant dans une vie au rabais, repliés sur eux-mêmes, effrayés par l’autre, effrayés du progrès. Ceux qui votent Marine Le Pen.

Oui, mais avouons-le : on commence tous à flipper pour de vrai.

Parce que les extrêmes ne sont plus le seul apanage des nostalgiques du IIIème Reich, de Mémé qui regarde trop TF1 depuis sa campagne tranquille, ou de quelques excités religieux. La défiance, partout commentée mais jamais vraiment comprise, gagne du terrain sur tous les fronts et nous persistons à penser que c’est parce que nous sommes mauvais en communication.

Alors on travaille notre force de conviction à destination des mal-comprenants, usant de la menace de l’effondrement (« mais enfin Robert, tu te rends bien compte que quitter l’Europe, c’est courir à notre perte !), de l’argument massue du ruissellement (« Robert, c’est juste que tu ne vois pas ENCORE les effets positifs de… »), et surtout, du mépris (« le président a une pensée complexe qui ne convient pas à l’interview » - Elysée, 30 juin 2017).

Communication médiocre, paresseuse, nécessairement vouée à l’échec parce que le mépris originel, qui consiste à penser que l’opposant ne s’oppose que parce qu’il n’a pas bien compris le projet, est doublé d’un mépris communautaire, qui consiste à dénier toute possibilité de débat avec ce qui est en dehors de sa communauté – ici, de classe.

C’est ce mépris qui nous pousse à rire de ce collègue qui regarde avec un plaisir sincère le JT de 13h sur TF1 ; c’est ce mépris qui nous empêche de comprendre pourquoi nos voisins font leurs courses en hyper plutôt qu’en épicerie locavore ; c’est ce mépris qui nous fait empiler ces images d’Épinal sur ce que nous pensons être « la France d’en bas ».

Terrible mirage dans lequel la classe dominante, grande gagnante de la mondialisation heureuse et éclairée se complait, pensant que le rejet de la société qu’elle promeut, du sens commun qu’elle infuse, ne peut être que du ressort de l’insensé ; en d’autres termes, de la connerie.

Et cela ne nous fait pas vaciller un instant que la « connerie » soit le premier parti des jeunes aujourd’hui ; que la défiance fasse des ravages chez les 15-34 ans, qui ne trouvent plus de désirable que dans les extrêmes, de sens que dans la contestation et de réconfort que dans les communautés – quelles qu’elles soient.

Qu’est-ce donc ? Une révolte ?

Non, tristes sires, c’est une révolution : nos institutions ne font plus d’émules, notre mode de vie ne fait plus rêver, notre hégémonie culturelle n’est plus. Nous sommes affublés des ridicules attributs du pouvoir, mais nous vivons en réalité dans un Royaume sans sujets… et l’on s’étonne encore que plus personne n’écoute le discours du Roi.

Nous raillons les dissidents imbéciles, alors que c’est nous qui avons fait sécession : les privilégiés de la République sont les premiers séparatistes, qui portent seuls leur projet de société à force de nier à leurs compatriotes le droit d’avoir un avis éclairé.

Mais de quoi avons-nous peur ? De quoi le mépris nous protège-t-il ? Allons enfants, arrêtons de nous penser investis d’une mission civilisatrice et éducationnelle, car c’est nous qui tuons le commun. Arrêtons de nous accommoder d’un consentement anesthésié ; arrêtons de parler à Robert comme à un demeuré, parlons-nous, putain, parlons-nous ! Débattons, négocions chaque bout de gras, engueulons-nous, fâchons-nous, mettons-nous en colère, descendons dans la rue, crions ensemble ou crions chacun d’un côté du cortège, quittons la table, claquons les portes, c’est ça qu’on fait en famille, c’est ça qu’on fait en société.

 

CLÉMENCE ARTUR, DIRECTRICE GÉNÉRALE DÉLÉGUÉE,