Tordre le front républicain pour acculer ses adversaires à gauche : l’expérience des régionales

Utilisé par les partis historiques de droite et de gauche, je suis à l’origine érigé en bouclier par les défenseurs d’un modèle républicain menacé par l’extrême droite.

Je suis aussi ce qui permet à des partis politiques opposés de s’unir le temps d’une élection sous couvert de protéger les valeurs de la République. 

Voulu comme un véritable rempart au Rassemblement national (RN), je viens de sauver Renaud Muselier aux régionales.

 

LE FRONT REPUBLICAIN, CETTE VIEILLE RENGAINE 

 

Le front républicain, c’est un peu la marotte en période d’élection. Il a d’ailleurs largement résonné au cours de ces élections locales. La notion poursuit en réalité son petit bonhomme de chemin depuis 1955, période où le régime faisait face au mouvement poujadiste et à la guerre d’Algérie (1). Le front républicain connaît un regain dans les années 80, marquées par la montée du Front national (FN), et atteint son paroxysme le 21 avril 2002 : il faut réagir à la qualification au second tour de Jean-Marie Le Pen. 

“Par-delà nos divergences, il s'agit maintenant du combat de tous ceux qu'unissent une même idée de l'homme, de ses droits, de sa dignité, un même attachement aux traditions de liberté, de fraternité, de respect et de tolérance qui fondent notre pacte républicain”. 

Tels furent les mots de Jacques Chirac au soir du premier tour; symboliquement, il refusa de s’opposer au candidat du FN dans le débat de l'entre-deux tours. 

Le front républicain se veut être une ligne de démarcation, constituée d’un ensemble de valeurs, sur laquelle s’appuyer si on veut parvenir à faire la différence entre le parti dont le mode de fonctionnement et le programme restent dans le champ des principes et valeurs qui font notre République, et celui qui ne s'y inscrit pas. “Pour celui qui le mobilise, il offre l’occasion de se placer automatiquement dans le camp du bien, de la République et de ses valeurs” (2), affirme le politologue et spécialiste du vote d’extrême droite, Joël Gombin. Mais, sans qu’on sache véritablement d’ailleurs sur quels critères se base cette nomenclature, si ce n’est un arbitraire contraint d’évoluer au fil du temps et de l’opinion... Et elle est peut-être là sa limite.

Joël Gombin le précise par ailleurs : “le front républicain n’a pas de valeur analytique ou scientifique réelle” et comporte une ambiguïté en ce “qu'elle mobilise l'imaginaire des “valeurs de la République” c'est-à-dire un référent d'ordre moral, là où en réalité les positions adoptées sont ajustées aux intérêts politiques de ceux qui les prennent”. 

 

LES RÉGIONALES : TERRAIN PARFAIT POUR CETTE STRATÉGIE DE DISCRÉDITATION 

 

Il ne s’agit donc pas seulement d’une bataille contre un parti spécifique mais bien d’une espèce d’“argumentum ad personam”. L’objectif est de discréditer son adversaire politique, non pas sur le fond et le débat d’idées, mais en le positionnant hors du champ républicain.

Les prises de parole des candidats des partis dits “traditionnels” lors de l’entre-deux tours  des élections régionales, ont confirmé l’utilisation de cette stratégie et leur volonté d’incarner cette notion en ayant comme éternel but, le “faire barrage à l’extrême droite”. C’est ainsi que, dans les Hauts-de-France, Eric Dupont-Moretti a affirmé défendre "l’idée que face au FN l’ensemble des citoyens devaient se rassembler pour défendre ce qui nous unit tous : la République" et appelé à voter pour Xavier Bertrand. En Provence-Alpes-Côte d'Azur, le désistement de la liste La République En Marche (LREM) au profit du président sortant, Renaud Muselier, visait également à se rassembler pour battre Thierry Mariani, candidat FN.  

Ayant historiquement en ligne de mire l’extrême droite, le front républicain “est [néanmoins] un concept fluctuant [...] plus ou moins appliqué selon les enjeux, les aléas politiques et les situations locales” comme l’analyse Pascal Perrineau, politologue spécialiste de sociologie électorale (2). 

La campagne des élections régionales a d’ailleurs fait la preuve d’un détournement de la notion. En s’éloignant du cadre historique et de la critique de l’extrême-droite auquel il était destiné, il devient un outil de discrédit à l’égard des partis les plus radicaux du spectre politique, y compris ceux d'extrême gauche. Valérie Pécresse, Marlène Schiappa ou Manuel Valls ont ainsi attaqué l’alliance des gauches en Île-de-France, et ont appliqué ce concept à La France Insoumise (LFI). Le tout a ainsi conduit à l’émergence du hashtag #EnnemiDeLaRépublique sur Twitter pour qualifier les sympathisants LFI.  

Le déplacement axiologique qui est alors opéré interroge sur sa pertinence actuelle : le Front national devenu Rassemblement n’a jamais été aussi important numériquement, preuve de son inefficacité. Aujourd'hui, agité à l’encontre des partis populaires comme LFI, ne s’agit-il désormais pas d’une lutte contre les partis qui se revendiquent “hors-systèmes” ? S'agit-il d’un mécanisme de préservation de la part des groupes politiques traditionnels socio-démocrates et libéraux historiques pour maintenir leur position de domination ?

 

AUJOURD’HUI STRATÉGIE GAGNANTE… MAIS EST-ELLE PÉRENNE ? 

 

Pour le moment le front républicain n’a pas cédé et a provoqué la défaite de tous ceux qui en étaient exclus. Stratégie gagnante veut donc dire stratégie à renouveler ? Il est certain que l’idée du cordon républicain va être exploitée jusqu’à l’épuisement. Préparez-vous donc à en manger à toutes les sauces. 

Maintenant qu’on a dit ça, posons nous les bonnes questions et faisons un rapide bilan. Aujourd'hui, est officiellement exclu du front républicain le RN. Les dernières élections ont mis LFI sur la sellette, puisque des ténors de droite comme de gauche ont appelé à faire barrage aux listes ralliées ou menées par les Insoumis - listes qui ont pourtant été légion dans ces élections.. Dans la foulée, et suite à quelques alliances avec cette dernière, Europe Ecologie - Les Verts (EELV) pourrait bien subir cette même mise au ban. 

Cette extension des ennemis du front doit nous interroger : si l’on additionne le score de ces trois partis lors de la dernière élection nationale, l’élection européenne, on récolte 43,13% (3) ! Que se passera-t-il quand ce chiffre dépassera les 50% ? Les Français seront-ils officiellement anti-républicains ? 

À force de l’utiliser pour discréditer son adversaire politique, les mêmes personnes se targuant de représenter le Front républicain ne sont-elles pas en train de le transformer en un vulgaire outil de stratégie électorale ? 

Les éventuelles alliances dans le cadre de la présidentielle seront à surveiller de près. Quel sera le prochain parti expulsé du front républicain ? Qui osera s’allier avec un parti anti-républicain ? La réponse en 2022 ! 

 

Barbara Lanne

Florian Aubert

Guillaume Faucher

Pauline Rivière

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(1)  Le Monde Diplomatique, Face à la montée électorale de l’extrême droite - Mythologie du front républicain, par Joël Gombin, https://www.monde-diplomatique.fr/2015/03/GOMBIN/52740 

(2) Ibid.

(3) Pascal Perrineau, politologue spécialiste de sociologie électorale, et ancien directeur du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF).

(4) Résultats des élections européennes 2019, Ministère de l’Intérieur https://www.interieur.gouv.fr/Elections/Les-resultats/Europeennes/elecresult__europeennes-2019/(path)/europeennes-2019/FE.html