#Opinion
- 30 mars 2022
"Écouter les intranquilles"
Olga Tess
Directrice de clientèle
“Pour te dire comme j't'admire, tu sais, j'ai pas des tonnes de mots,
Juste m'assoir en silence à tes côtés au bord de l'eau” - Gringe
Comme chaque année, le mois de mars est un moment charnière dans la lutte contre l’invisibilisation des troubles psychiques. Sujet difficile n’en reste pas moins sujet important.
Petit tour d’horizon français en cette Journée Mondiale des Troubles Bipolaires.
D’après une étude de l’INSEE, entre mars et avril 2020, le taux de suicide chez les jeunes avait augmenté de 26%.
Même si la crise sanitaire a redistribué les cartes, améliorant visiblement la prise en charge, et surtout, la prise au sérieux des sujets liés à la santé mentale, les faits sont là. En France, le suicide reste la deuxième cause de mortalité la plus fréquente pour les jeunes de 15 à 24 ans. Encore aujourd’hui, dans 6 articles de presse sur 10, les termes de schizophrénie et de bipolarité sont employés pour signifier tout autre chose.
Les Assises de la Santé mentale et de la Psychiatrie, qui se sont tenues pour la première fois en novembre 2021, ont notamment voulu essayer d’apporter de nouveaux éléments dans le débat et soulager les soignants.
Comment se fait-il donc que le sujet de la santé mentale ait soudainement réussi à investir le débat public de façon durable, après des années d’une politique gouvernementale fuyante ?
Décryptage.
“Le parent pauvre de la médecine”
Il faut dire que sur ces questions-là, la France vient de loin.
Second confinement. Novembre 2020. Pire qu’une hospitalisation sous contrainte, le tissu de la camisole sociale des français, qui avait tenu tant bien que mal entre mars et avril 2020 à coup de tutos “pain maison” et séances d’abdos-fessiers sur Instagram, était sur le point de rompre. L’enfermement tape sur le système nerveux, le télétravail fatigue, les applaudissements se tarissent au profit de tribunes réquisitoires adressées au gouvernement français sur la façon dont les politiques gèrent cette crise.
En parallèle, tout le secteur de la santé publique, nourri depuis des années d’un cocktail caféine/Xanax, ose enfin hausser le ton : la tête est hors circuit, mais le cœur bat trop vite. Plus rien ne semble fonctionner correctement, à supposer que l’ensemble ait correctement fonctionné un jour. Pour la première fois depuis les années 1990, les deux premières strates de la pyramide de Maslow sont en danger : les besoins physiologiques et les besoins de sécurité ne sont plus garantis. À l’échelle française et internationale, après le système cardio-respiratoire, c’est au tour du système nerveux d’être menacé.
Le secteur médical, et notamment les services de réanimation, avaient été très largement salués au cours du premier confinement. Faisant preuve d’une abnégation totale, les médecins ont sauvé des milliers de vies. Au détriment de la leur. Quelques mois plus tard, c’est le contre-coup : épuisé, le système médical commence à s’écrouler de l’intérieur parce que les personnes qui le composent ont dû se négliger pour sauver les autres.
La psychiatrie se voit alors pousser une deuxième tête. En plus d’un manque de moyens humains et financiers cruels pour soigner les malades, le secteur doit désormais prendre en compte des personnes qui n’ont pourtant jamais eu de signes de mal-être psychique, aujourd’hui plongées dans une dépression pharmaco-résistante, qui entendent des voix, ou ne dorment plus. Après des mois à serrer les dents, c’est la décompensation[1].
En mars 2021, infirmiers, psychiatres et psychologues cosignaient même une tribune aux apparences de chant du cygne pour Le Monde, tirant - encore une fois, la sonnette d’alarme.
C’est donc paradoxalement la situation sanitaire des dernières années qui a poussé les concernés et les soignants à remobiliser l’opinion publique. Le huis clos contraint a amené des millions de personnes à enfin comprendre un enjeu ignoré jusque-là : votre mental, si fort soit-il, peut flancher si l’on vous prive de vos libertés, de votre équilibre. On ne peut aller mieux en étant enfermé.
Une conclusion s’impose enfin : nous avons tous une santé mentale dont il faut prendre soin.
Il faut donc oser une approche différente de la maladie et des personnes malades. Leur rendre leur place dans la société, et laisser les unités de soin psychiatrique aux moments d’urgence.
Soulager les soignants, c’est soulager les patients. Là réside la solution.
De la stigmatisation morale à la stigmatisation sociale… et l’enfermement
Et pourtant. Bien des regards ont été portés sur la folie . Revenons un peu en arrière.
La société féodale ne se pensait pas en termes de normalité, mais de moralité. Elle n’était pas nécessairement exclusive et normalisatrice, loin s’en faut. Les péchés capitaux en constituent un excellent exemple : catégories de pensée fondamentales, elles dictaient davantage une conduite morale, plus qu’un comportement normé.
Le fou était avant tout défini par son « incapacité », et de ce fait bien souvent rapproché de l’enfant (Thomas d’Aquin).
La folie, et les fous, étaient affiliés au surnaturel, et plus précisément associés à un rapport particulier à Dieu. Sans plus de cérémonie, on les enfermait dans de grands dispensaires, afin qu’ils ne contaminent pas les autres de leur pensée malade et possédée.
Jusqu’au début du XVIe siècle, la folie participe donc de cette attitude presque charitable réservée aux pauvres depuis le Moyen Âge. Mais le statut du fou évolue au cours du XVIè siècle, parallèlement à celui du pauvre. À tâtons certes, mais quand on y pense, notre société contemporaine a puisé ses normes, ses repères, et même ses traditions dans la période médiévale.
La tradition de marginalisation et de stigmatisation arrive avec le « Grand Enfermement » de la Renaissance, théorisé par Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l‘âge classique. Les fous sont condamnés à être fous, il n’y a pas de différence à faire. Ils seront désormais sortis du circuit social. De cette intellectualisation de la folie naissent les asiles.
Sur un plan plus général, la folie devient alors l’objet d’une stigmatisation sociale grandissante sous couvert d’une forme de reconnaissance : on distingue fortement les types d’aliénation, en vue de déterminer non seulement les différents niveaux de responsabilité des coupables et donc les conditions d’application d’une peine, mais également la vérification de l’état réel de ces personnes par le magistrat et le médecin.
Les concepts d’aliénation, de maladie, de trouble mental, ont subsumé une pluralité d’acceptions plus anciennes qui renvoient à des besoins et des problématiques plus diverses : les préoccupations d’ordre moral, philosophique ou religieuse deviennent des préoccupations publiques et médico-légales.
De fil en aiguille, l’inconscient collectif a donc fait le lien, et l’a pérennisé de manière à créer un biais cognitif : les « fous » sont dangereux, issus des classes pauvres, ce sont tous des criminels latents, et non dignes de confiance. Il fallait donc les enfermer, et les couper de l’un des droits les plus fondamentaux de l’Homme : celui de la libre expression, poussant parfois jusqu’à la négation de leur humanité.
Faire société avec les « fous » ?
Pour autant, la santé mentale n’en est pas devenue un sujet facile : difficile d’aller voir un collègue à la pause-café pour lui raconter que, actuellement en phase maniaque, vous dépensez tout votre argent sur Internet et ne dormez qu’une à deux heures par semaine sans aucun sentiment de fatigue, bien au contraire. Toutefois, vous pouvez aller voir une association d’usagers, et échanger avec une personne au vécu similaire. Vous ne serez pas seul.e. Sur le modèle des Alcooliques Anonymes, les associations de pair-aidance servent à vous dire : « tu n’es pas fou, tu vois les choses autrement que comme elles sont, mais ensemble, on va te remettre dans le cadre de l‘expérience générale. Et ça ira mieux. »
On ne peut être coupé de tous ses pairs et « aller bien ».
L’article « Société » de L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert débute ainsi par l’affirmation que « l’homme est fait pour vivre en société ». La pair-aidance se base sur ce concept : pour faire société, il faut reconnaître à l'altérité un droit d’exister, tout en gardant l’individu dans le cadre expérientiel partagé par la majorité,
Les troubles psychiques sont en ceci effrayants qu’ils sortent complètement l’individu de ce cadre-là. Ils accaparent les sensations, les émotions de l’individu, et le sortent de la société. Les personnes atteintes de troubles psychiques doivent en permanence déconstruire ce cadre de l’expérience pour essayer de se le réapproprier : leurs angoisses, leurs manies, les voix que certains entendent, la paranoïa dans laquelle certains s’enferment, sont tout autant de biais par lesquels le cerveau essaye de garder le contrôle sur une réalité déréglée par un choc psychologique ou une homéostasie rompue (B.Granger, J.Noudin).
Alors comment « faire société » lorsque votre cadre n’est pas celui des autres ?
De l’importance de la parole
C’est là tout le paradoxe de notre « ère Covid ». Plus que jamais, la santé mentale et les individualités sont poussées en avant.
Chaque individu veut pouvoir s’affirmer dans son cadre. Au Moyen-Âge, nous aurions tous été catégorisés comme fous. Mais le temps à fait son travail, les mentalités ont évolué : la France est « un pays de libertés ». Pour autant, être soi-même est un luxe que peu d’entre nous s’octroient, encore aujourd’hui. Alors comment une personne vivant avec un trouble pourrait-elle se permettre d’être elle-même dans une société ou même les “normopensants” n’osent pas toujours s’affirmer ? C’est là tout l’enjeu de cet âge post Covid. Valoriser les individualités pour constituer un groupe hétérogène - mais libre. Le cadre moral médiéval s’étant mué en cadre légal, il faut investir cet espace et laisser de la place à la diversité des esprits.
Alors en ce jour un peu spécial, pourquoi ne pas prendre un peu de recul sur nos fameux cadres. Celui de notre expérience a le droit d’exister, laissons aux « fous », avec de grands guillemets, le droit d’avoir le leur. Pour preuve, même ceux qui se pensaient loin des questions de santé mentale ont dû revoir leur jeu. Cela ne fait pas d’eux, pas plus que des personnes atteintes de troubles psychiques, des êtres humains défectueux, n’en déplaise à nos ancêtres médiévaux. Rappelons que même en France, l’homosexualité était littéralement une maladie mentale jusqu’en 1992.
Alors si même les cadres légaux évoluent, face à la pluralité humaine, élargissons le cadre de notre expérience pour y inclure celui de notre voisin bipolaire, ou de cette copine schizophrène. Écoutons. Échangeons. Là est peut-être la clef pour, enfin, cesser d’employer le terme de schizophrénie ou de bipolarité à mauvais escient.
Comme la crise sanitaire nous l’a démontré, à sa façon, chacun est un pair-aidant. Il faut prêter main-forte aux soignants, afin que ces derniers puissent être là où nous avons besoin d’eux. Ils ont sauvé la vie de tant de personnes, et la beauté de la chose, c’est que nous pouvons, chacun à notre façon, leur rendre la pareil.
Nous avons tous une santé mentale, et il serait temps de s’en rendre compte.
« Parler de psychiatrie, ça peut sauver des vies » - Maxime Perez-Zitvogel
[1] La décompensation est la rupture de l'équilibre que l'organisme a trouvé pendant une certaine période pour faire face à une maladie ou à un trouble quelconque. Elle survient souvent brutalement et peut concerner aussi les troubles psychiatriques.