#Décryptage

- 24 juin 2019

"Élise-Lucet, ou la fabrique de l’opinion"

Clémence Artur

Directrice de clientèle

Et de quarante ! 
Mardi 18 juin, France 2 diffusait le quarantième épisode de Cash Investigation, sur un sujet maintes fois traité par les enquêtes télévisuelles : la malbouffe. Timing oblige - on soigne son audimat, en ce début d’été, ce sont les fruits et les légumes qui sont à l’honneur… et Monsanto, Limagrin et Syngenta, sur le grill. 

La terreur des communicants

On n’imagine que trop bien les semaines de stress que les communicants de ces grandes entreprises ont vécues, depuis que France 2 leur a adressé le premier mail de demande d’entretien. C’est qu’Élise Lucet est, avec les saisons, presque devenue un concept.

« Tu as fait Élise-Lucet ? ». 

Un exercice à part entière dans nos médiatrainings, des cas d’école à décortiquer avec nos étudiants en communication, un running gag de spécialistes de la communication, comme pour conjurer le mauvais sort. 

« Pourvu qu’on ne fasse pas Élise-Lucet »… 

Pourquoi une telle crainte ? Parce que les entreprises ont des choses à cacher ? Bien sûr, la meilleure preuve, c’est que quand Élise Lucet interpelle un chef d’entreprise dans la rue, celui-ci se met à courir. Évidemment, derrière le faux air d’étonnement de la journaliste, restée pantoise sur le trottoir quand ledit chef d’entreprise se calfeutre dans sa voiture avec chauffeur, il y a, et on le comprend, une certaine satisfaction. C’est que susciter la peur des multinationales n’est pas donné à tout le monde…

Ôter les faux-nez

Quand Élise Lucet a lancé Cash Investigation en 2012, la promesse était simple : ôter les « faux-nez » des entreprises, donner à voir les stratagèmes corporate, montrer comment les organisations nous mentent, nous flouent, nous utilisent. Et les thèmes choisis par les réalisateurs servent habilement le propos : l’usage des plastiques, des produits chimiques, des pesticides, la fabrication des téléphones portables, des vêtements et de toutes sortes de biens de grande consommation, les stratégies des industries pharmaceutique, agroalimentaire, du tabac, du sucre, l’impact du diesel sur notre santé,… : de l’anxiogène sur un plateau, des révélations sulfureuses sur des industries dont les Français ne peuvent se passer et sur lesquelles ils n’ont pas prise. 

Voilà donc l’ambition de Cash Investigation : révéler les mensonges des grandes entreprises, camouflés par des armées de communicants qui usent de techniques évidemment retorses. La guerre est déclarée aux spécialistes de l’opinion, aux stratèges de l’influence, avec pour seul but, la vérité. 

Mais à bien regarder l’écriture de l’émission, sa construction, souvent semblable d’un épisode à l’autre, une question s’impose : et si cette guerre était une mise en scène ? Et si la mise en scène de cette guerre était finalement l’information vendue aux téléspectateurs, au détriment du fond ?

La guerre des images 

Car finalement, pourquoi regarde-t-on Cash Investigation ? Est-ce vraiment pour « découvrir » que le diesel pollue ? Ou est-ce pour voir le malaise de l’industrie automobile, quand Élise Lucet leur présente un mouchoir blanc, noirci après avoir été maintenu quelques longues secondes à la sortie d’un pot d’échappement ? 

La recherche de l’image gênante est centrale dans la construction de l’émission et passe peu à peu du statut de preuve – déjà contestable, à celui d’information à part entière. Tout est matière à image : le téléphone qui ne répond pas avec le journaliste qui s’impatiente en bout de ligne, un mail de refus d’entretien, un standardiste qui peine à trouver le bon interlocuteur et demande de rappeler plus tard, et pire que tout, un chef d’entreprise qui s’enfuit… 

Montrer les coulisses comme gage de sa bonne foi est une technique bien connue des communicants : on vous présente les rouages, la construction d’un service, la conception d’un produit comme preuve inébranlable de transparence. Ce faisant, on maitrise l’image.
Cash Investigation ne fait pas autre chose, en montrant la cuisine de ses reportages. La transparence discriminée, pour servir son objectif… Vous pensez tout voir ? Vous ne voyez que ce que l’on veut vous montrer. Trivial, oui, mais cela va mieux en le rappelant : Élise Lucet, est, comme ses adversaires désignés de la communication, une spécialiste de l’opinion.

Ôter les faux-nez… pour en revêtir de nouveaux ?

Sauf que l’opinion se range, et on le comprend, toujours du côté de la partie qui révèle plutôt que de celle qui dissimule. Et ce, même si les révélations sont parfois de l’ordre du pétard mouillé.
Prenons l’exemple du sujet de février 2016 sur les produits chimiques : l’émission annonce que 97% de nos aliments présentent des traces de pesticides. Mais ce que Cash Investigation ne dit pas, c’est que les taux présents dans les aliments respectent la réglementation. Information parcellaire regrettable, car il aurait été intéressant d’expliquer comment et pourquoi cette réglementation avait été mise en place et ce que ces taux supposent. 

Autre exemple, l’émission de mars 2018 sur les réseaux de distribution d’eau potable (anxiogène, on a dit !) : l’équipe de Cash Investigation, accompagnée d’un « expert » fait écouter au téléspectateur une supposée fuite de canalisation dans la rue à Nîmes, en pleine journée. L’émission entend ici donner la preuve des dysfonctionnements de SAUR, qui gère le réseau de distribution nîmois. Sauf que rien ne permet de distinguer à l’oreille une fuite d’un tirage d’eau d’une habitation raccordée… 

La présentation partiale des sujets trouble évidemment le spectateur averti. Les fans de l’émission sont déroutés quand un épisode finit par concerner un secteur qu’ils connaissent bien… et découvrent ainsi que les journalistes fabriquent aussi l’information ; avec tout ce que cela suppose d’arbitraire. 

Un jeu à armes inégales

Car les méthodes employées par Cash Investigation ne laissent guère la possibilité aux entreprises visées de se défendre. Tout est sujet à objet, donc tout est dangereux en matière de communication. La seule demande d’un agent d’accueil d’éteindre une caméra (rappelons qu’une entreprise est un lieu privé et qu’y filmer sans autorisation est interdit) devient une information utilisée et commentée, une preuve à charge.
De fait, les occasions d’expliquer le fonctionnement de l’organisation, toujours plus complexe que la présentation que l’on en fait dans un documentaire à charge de moins d’une heure, se font rares… et surtout fragiles. 

Fragiles car évidemment soumises à la possible coupe du montage ; fragiles surtout parce que ce qui sera scruté ne sera pas tant la réponse que la façon dont elle aura été donnée, le malaise que la question initiale aura suscité.

Nous garderons en mémoire le sourire figé de la porte-parole du bailleur social Moulin Vert, qui essaie d’expliquer tout en restant calme, les dysfonctionnements qu’il y a eu dans son entreprise ; le tout dans un gymnase flambant neuf d’un bâtiment pour étudiants, soigneusement choisi par la communication de l’entreprise… ou quand les ficelles de la communication se transforment en corde raide… 

 

« Vous allez faire Élise-Lucet » ?

Ne pas répondre, c’est plaider coupable. Répondre, c’est plaider coupable avec un procès d’opinion forcément inégalitaire. Alors, quelle est la bonne stratégie pour une entreprise ?

Un préalable : se tenir prêt pour ne pas tomber des nues en cas d’Élise-Lucet.

Cela suppose de connaître ses points forts et ses points faibles, respecter des process fiables de gestion du sensible, réinterroger régulièrement ses pratiques, envisager leur impact sur l’opinion, même quand elles ne sont pas illégales ni moralement répréhensibles : ce que je fais est-il compréhensible ? Saurais-je l’expliquer ?

Ensuite, imposer son tempo.

Le temps des journalistes n’est pas le temps de l’entreprise, ni celui des ONG et encore moins de l’opinion : nous en faisons le constat quotidiennement dans nos métiers. Une interview se prépare, même si le message à délivrer est simple et univoque… surtout si le message à délivrer est simple et univoque ! Les questions et les enjeux internes qu’imposent ce type d’émission au sein d’une entreprise s’expliquent, se dévoilent, en montrant ses propres coulisses, par exemple. Une façon de désamorcer et de donner à voir une part du complexe, que le reportage passera sous silence.

Enfin, faire respecter le droit.

Car rien ne justifie les violations de lieux privés et la diffusion d’images non autorisées. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le droit de l’information est ici protecteur des biens et des personnes, partant du principe qu’une information volée est nécessairement une information partiale. Pourtant, dans les faits, rares sont les entreprises qui portent plainte ; comme si le procès en opinion devait remplacer un procès en droit. Le SIAAP est une exception, qui, en 2016, a déposé une plainte contre X pour l’irruption dans ses locaux des équipes de Cash Investigation, caméra au poing, qui ont filmé sans accord le hall d’accueil et les agents. La boite de production s’est défendue en arguant qu’ils en étaient arrivés à de telles extrémités car l’entreprise avait refusé l’interview…Du consentement en entreprise…


Et si on « Élise-Lucettait » Élise-Lucet ?

C’est un vieux fantasme de communicant : et s’il y avait un Cash Investigation sur les méthodes de Cash Investigation ?

« Interviews coupées, montages complaisants, films volés, refus de droit de réponse : ce soir, vous découvrirez comment l’émission d’enquête la plus suivie du PAF sélectionne l’information et vous donne à voir une vérité partielle, voire partiale… ».

Doit-on vraiment en arriver là ? Et si l’enjeu n’était pas Élise Lucet, après tout… si l’enjeu était simplement celui de l’éducation à l’information, rendue de plus en plus nécessaire, avec la multiplication des canaux et leur accessibilité ?

Tout ce qui constitue une image pré-empaquetée, prédigérée, doit nécessairement être interrogé : une publicité, un article de presse, une vidéo - que l’on pense pourtant incapable de mentir, sont toujours des vérités parcellaires, car la simplification nuit à l’information. En simplifiant, on partialise, on découpe, on choisit et on finit par mentir par omission.

L’information objective est un leurre, tout comme la neutralité d’Internet était un vœu pieux. L’impartialité d’une donnée est impossible et ce n’est pas grave, c’est même tout ce qui fait l’intérêt d’une information !

Mais il faut savoir la prendre, la comprendre, la confronter : c’est comme cela que se construit une opinion. Nos stratégies de communication, tout comme les stratégies d’information, doivent respecter cela, au risque de verser dans la manipulation.


Clémence Artur, Co-CEO