De la stigmatisation morale à la stigmatisation sociale… et l’enfermement
Et pourtant. Bien des regards ont été portés sur la folie . Revenons un peu en arrière.
La société féodale ne se pensait pas en termes de normalité, mais de moralité. Elle n’était pas nécessairement exclusive et normalisatrice, loin s’en faut. Les péchés capitaux en constituent un excellent exemple : catégories de pensée fondamentales, elles dictaient davantage une conduite morale, plus qu’un comportement normé.
Le fou était avant tout défini par son « incapacité », et de ce fait bien souvent rapproché de l’enfant (Thomas d’Aquin).
La folie, et les fous, étaient affiliés au surnaturel, et plus précisément associés à un rapport particulier à Dieu. Sans plus de cérémonie, on les enfermait dans de grands dispensaires, afin qu’ils ne contaminent pas les autres de leur pensée malade et possédée.
Jusqu’au début du XVIe siècle, la folie participe donc de cette attitude presque charitable réservée aux pauvres depuis le Moyen Âge. Mais le statut du fou évolue au cours du XVIè siècle, parallèlement à celui du pauvre. À tâtons certes, mais quand on y pense, notre société contemporaine a puisé ses normes, ses repères, et même ses traditions dans la période médiévale.
La tradition de marginalisation et de stigmatisation arrive avec le « Grand Enfermement » de la Renaissance, théorisé par Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l‘âge classique. Les fous sont condamnés à être fous, il n’y a pas de différence à faire. Ils seront désormais sortis du circuit social. De cette intellectualisation de la folie naissent les asiles.
Sur un plan plus général, la folie devient alors l’objet d’une stigmatisation sociale grandissante sous couvert d’une forme de reconnaissance : on distingue fortement les types d’aliénation, en vue de déterminer non seulement les différents niveaux de responsabilité des coupables et donc les conditions d’application d’une peine, mais également la vérification de l’état réel de ces personnes par le magistrat et le médecin.
Les concepts d’aliénation, de maladie, de trouble mental, ont subsumé une pluralité d’acceptions plus anciennes qui renvoient à des besoins et des problématiques plus diverses : les préoccupations d’ordre moral, philosophique ou religieuse deviennent des préoccupations publiques et médico-légales.
De fil en aiguille, l’inconscient collectif a donc fait le lien, et l’a pérennisé de manière à créer un biais cognitif : les « fous » sont dangereux, issus des classes pauvres, ce sont tous des criminels latents, et non dignes de confiance. Il fallait donc les enfermer, et les couper de l’un des droits les plus fondamentaux de l’Homme : celui de la libre expression, poussant parfois jusqu’à la négation de leur humanité.
Faire société avec les « fous » ?
Pour autant, la santé mentale n’en est pas devenue un sujet facile : difficile d’aller voir un collègue à la pause-café pour lui raconter que, actuellement en phase maniaque, vous dépensez tout votre argent sur Internet et ne dormez qu’une à deux heures par semaine sans aucun sentiment de fatigue, bien au contraire. Toutefois, vous pouvez aller voir une association d’usagers, et échanger avec une personne au vécu similaire. Vous ne serez pas seul.e. Sur le modèle des Alcooliques Anonymes, les associations de pair-aidance servent à vous dire : « tu n’es pas fou, tu vois les choses autrement que comme elles sont, mais ensemble, on va te remettre dans le cadre de l‘expérience générale. Et ça ira mieux. »
On ne peut être coupé de tous ses pairs et « aller bien ».
L’article « Société » de L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert débute ainsi par l’affirmation que « l’homme est fait pour vivre en société ». La pair-aidance se base sur ce concept : pour faire société, il faut reconnaître à l'altérité un droit d’exister, tout en gardant l’individu dans le cadre expérientiel partagé par la majorité,
Les troubles psychiques sont en ceci effrayants qu’ils sortent complètement l’individu de ce cadre-là. Ils accaparent les sensations, les émotions de l’individu, et le sortent de la société. Les personnes atteintes de troubles psychiques doivent en permanence déconstruire ce cadre de l’expérience pour essayer de se le réapproprier : leurs angoisses, leurs manies, les voix que certains entendent, la paranoïa dans laquelle certains s’enferment, sont tout autant de biais par lesquels le cerveau essaye de garder le contrôle sur une réalité déréglée par un choc psychologique ou une homéostasie rompue (B.Granger, J.Noudin).
Alors comment « faire société » lorsque votre cadre n’est pas celui des autres ?
De l’importance de la parole
C’est là tout le paradoxe de notre « ère Covid ». Plus que jamais, la santé mentale et les individualités sont poussées en avant.
Chaque individu veut pouvoir s’affirmer dans son cadre. Au Moyen-Âge, nous aurions tous été catégorisés comme fous. Mais le temps à fait son travail, les mentalités ont évolué : la France est « un pays de libertés ». Pour autant, être soi-même est un luxe que peu d’entre nous s’octroient, encore aujourd’hui. Alors comment une personne vivant avec un trouble pourrait-elle se permettre d’être elle-même dans une société ou même les “normopensants” n’osent pas toujours s’affirmer ? C’est là tout l’enjeu de cet âge post Covid. Valoriser les individualités pour constituer un groupe hétérogène - mais libre. Le cadre moral médiéval s’étant mué en cadre légal, il faut investir cet espace et laisser de la place à la diversité des esprits.
Alors en ce jour un peu spécial, pourquoi ne pas prendre un peu de recul sur nos fameux cadres. Celui de notre expérience a le droit d’exister, laissons aux « fous », avec de grands guillemets, le droit d’avoir le leur. Pour preuve, même ceux qui se pensaient loin des questions de santé mentale ont dû revoir leur jeu. Cela ne fait pas d’eux, pas plus que des personnes atteintes de troubles psychiques, des êtres humains défectueux, n’en déplaise à nos ancêtres médiévaux. Rappelons que même en France, l’homosexualité était littéralement une maladie mentale jusqu’en 1992.
Alors si même les cadres légaux évoluent, face à la pluralité humaine, élargissons le cadre de notre expérience pour y inclure celui de notre voisin bipolaire, ou de cette copine schizophrène. Écoutons. Échangeons. Là est peut-être la clef pour, enfin, cesser d’employer le terme de schizophrénie ou de bipolarité à mauvais escient.
Comme la crise sanitaire nous l’a démontré, à sa façon, chacun est un pair-aidant. Il faut prêter main-forte aux soignants, afin que ces derniers puissent être là où nous avons besoin d’eux. Ils ont sauvé la vie de tant de personnes, et la beauté de la chose, c’est que nous pouvons, chacun à notre façon, leur rendre la pareil.
Nous avons tous une santé mentale, et il serait temps de s’en rendre compte.
« Parler de psychiatrie, ça peut sauver des vies » - Maxime Perez-Zitvogel
[1] La décompensation est la rupture de l'équilibre que l'organisme a trouvé pendant une certaine période pour faire face à une maladie ou à un trouble quelconque. Elle survient souvent brutalement et peut concerner aussi les troubles psychiatriques.